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Par le cherche midi éditeur, publié le 13/01/2022

Isabelle Stibbe : « La société a trop tendance à imaginer qu'une mère n'est que pur amour »

Pour son quatrième roman, Isabelle Stibbe s’appuie sur un fait divers aussi réel que glaçant – un infanticide commis par une jeune maman à Berck-sur-mer il y a dix ans. A spell on you plonge dans la psyché de cette femme brillante et pourtant arrimée à la démence en un récit aussi vif que déroutant. Rencontre avec l’auteure.

Tout d’abord, qu’est-ce que ce fait divers a déclenché chez vous lorsque vous l’avez découvert ?

J’ai un souvenir très net du jour où ce fait divers est apparu dans les journaux, en 2013. On nous a d’abord annoncé la mort d’un bébé retrouvé sur une plage, sans rien pour l’identifier. Puis, quelques jours plus tard, on nous a montré la vidéo d’une femme dans une gare de RER. Une femme noire « donc » soupçonnée d’abord d’être une nounou – et déjà ce « donc » nous interroge –, avant de découvrir que cette femme était la mère de l’enfant. Dès le départ, ce fait divers a pris une dimension fascinante parce que l’enquête a eu lieu pratiquement sous nos yeux. L’élucidation du mystère en direct a créé un sentiment de proximité et d’attachement pour ce bébé. J’avais en tête une image très forte : celle d’une plage immense. Deux ans plus tard, une image a fait le tour du monde : celle d’un enfant mort, un migrant, sur une plage. Même s’il ne s’agit pas de la même histoire, les deux images se sont presque confondues. Et en réalité, même si l’infanticide de Berck semble ressortir uniquement de l’intime, on s’aperçoit qu’elle aussi est porteuse d’un drame collectif : il ne faut pas oublier que cette mère est partie de son pays, le Sénégal, à 18 ans.


Vous êtes-vous immédiatement approprié cette histoire dans l’idée d’en faire un roman ?

C’est vraiment en 2016, à l’approche du procès, que j’ai su avec certitude que ce fait divers deviendrait mon prochain roman. Je me souviens particulièrement d’un article dans le magazine Elle qui a été déterminant, parce que tout à coup il a ravivé l’image de cette plage immense que j’avais en tête. Ont beaucoup compté aussi les articles extrêmement bien écrits de Pascale Robert-Diard dans Le Monde : la mer, les voix, la sorcellerie, tout cela prenait une dimension tragique très forte, dont je soupçonnais le grand potentiel pour la structure et la forme d’un roman. Et évidemment, sur le fond, l’infanticide ouvre des questions infinies, qui venaient rencontrer des problématiques qui me préoccupaient, notamment sur l’ambivalence de la maternité.


Parlez-nous de la recherche documentaire autour de cette histoire, des différentes étapes de l’enquête et des changements quant au rapport que vous entreteniez à son égard.

Après avoir lu beaucoup d’articles sur ce fait divers, j’ai établi une chronologie des faits pour essayer de comprendre le déroulement de cette journée fatidique. J’avais besoin, comme un enquêteur, de ces faits, précis, bruts, presque abstraits, pour mettre cette histoire à distance et l’analyser sans affect. Mais je savais que si je me limitais à cela, je m’empêcherais d’accéder à l’intériorité de cette mère infanticide. Pour que l’écriture devienne charnelle, il fallait partir pour Berck. Je suis descendue dans le même hôtel que Fabienne Kabou, me suis promenée sur la plage, ai découvert les horaires de marée, et le soir, je suis retournée sur la plage. Là, tout à coup, la nuit noire, le vent glacé, la houle… vous ressentez pleinement la folie de son geste, parce que cela semble impossible de laisser son enfant dans ce froid, dans cette solitude, dans ces ténèbres. Cela fait trop peur. Vous vous dites que c’est de la folie mais ce mot est à prendre au sens courant, « en dehors de la normalité » ; il ne s’agit pas d’un cas psychiatrique. C’est pour cela que l’infanticide nous fascine, nous interpelle, nous dépasse. Pour un écrivain, c’est d’une richesse incroyable.


Comment êtes-vous parvenue à vous délester du caractère réel des événements pour tisser une fiction ? Avez-vous rencontré des errances, des doutes, face au fait de transposer du réel en fiction ?

J’ai toujours su que j’écrirais un roman et non un récit. C’est d’ailleurs pour cela que je n’ai jamais voulu rencontrer Fabienne Kabou : je voulais rester le plus libre possible d’imaginer, de transposer ou de changer ce que je voulais par rapport à l’histoire et aux personnages. J’ai surtout hésité sur les origines de cette mère infanticide. Dans la réalité, elle est Sénégalaise, or je ne connaissais rien au Sénégal. J’ai pensé donner à mon personnage des origines indiennes – parce que j’ai vécu en Inde – ou marocaines – parce que ma famille du côté maternel est marocaine –, mais j’ai eu l’intuition que mon personnage devait rester africain. J’ai donc commencé à me documenter, à lire beaucoup de romans sénégalais. Outre que j’ai découvert une littérature formidable, j’ai compris qu’il y avait dans l’Afrique, dans sa culture, ses croyances et ses valeurs, des clefs essentielles pour comprendre ce personnage. Si j’avais écarté le Sénégal, je serais passée à côté.


Comment, en tant que femme, avez-vous vécu cette phase d’écriture où Vivienne, votre personnage principal, connait des envies irrépressibles de meurtre vis-à-vis de son enfant ?

Je me souviens qu’il y a 20 ans, j’ai entendu une collègue dire de ses enfants : « J’ai eu envie de les jeter par la fenêtre… Mais je les adore, hein ! » Depuis, j’ai souvent remarqué ce type de discours chez les mères : un discours en deux temps qui commence par l’aveu d’une pulsion meurtrière suivie immédiatement d’une affirmation d’amour. J’ai d’ailleurs noté que souvent les pères se limitent au premier temps, non pas, à mon avis, parce qu’ils aiment moins leur enfant, mais parce qu’ils ne ressentent pas le besoin de se rassurer (ou de rassurer les autres) quant à leur amour filial. Les femmes héritent de siècles de représentation maternelle : une femme est forcément aimante, douce, maternelle. Je pense que beaucoup de mères affirment aimer leur enfant ou disent avoir envie de faire des enfants essentiellement par pression sociale. Je pense également que la société a trop tendance à imaginer qu’une mère n’est que pur amour alors que la maternité est complexe et ambivalente, comme toutes les relations humaines, et encore plus puisque la famille est quand même le lieu des névroses par excellence ! Cela dit, depuis quelques années, on lit de plus en plus d’autrices – comme Maria Pourchet ou Sylvie Le Bihan – qui osent lever les tabous.


Comment avez-vous travaillé l’angle culturel sur la question d’infanticide qui, en France, peut faire appel à des troubles psychiques mais jamais à des croyances ?

Je ne pensais pas du tout travailler sur cette question au moment où je me suis lancée dans l’écriture. C’est cela qui est intéressant : on croit écrire pour une raison particulière (en l’occurrence, la déconstruction du mythe maternel) et on découvre qu’un autre sujet nous cueille par détour. C’est en lisant des romans sénégalais que je me suis aperçue que tous parlaient, à un moment ou à un autre, de marabouts et de sorcellerie. Forcément, quand vous avez été élevée pendant 18 ans en Afrique, même si vous avez vécu dans une grande ville, que vous avez fréquenté les meilleures écoles, que vous êtes cultivée et rationnelle, comment évacuer totalement la croyance dans les sortilèges ? Mais bien sûr, comment parler de cela devant un tribunal français ? On est vraiment à la lisière de deux conceptions qui s’opposent. Pour décrire ce qu’a vécu cette femme, les Africains disent que sa situation provient d’un sort qui lui a été jeté tandis que les Occidentaux appellent cela « folie » ou « délire paranoïaque ». Ce n’est ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre, c’est un peu les deux et quelque chose d’autre encore, qui témoigne peut-être qu’il était impossible de juger cette femme selon le droit français, avec nos grilles de lecture occidentales et contemporaines.


Il y a un rapport assez fort avec le fait de révérer des professions intellectuelles… Comme pour explorer l’idée qu’on peut démontrer une intelligence folle dans la sphère professionnelle mais aussi complètement perdre pied dans la sphère émotionnelle.

Oui, mon personnage est très intellectuel, très cultivé, mais l’intelligence ne protège ni de la folie ni du crime. Face à ses failles personnelles, il aurait fallu, sans doute, être mieux entouré. Or sa famille est loin, son compagnon est tout sauf intrusif, et sans doute que le déracinement a contribué à son isolement. D’où une question, à la fin, qui rejoint l’angle culturel : est-ce que les choses se seraient passées ainsi au Sénégal où le lien social aurait été plus fort ?


Vous évoluez dans la sphère théâtrale. Lors de l’écriture, voyez-vous certains passages joués sur scène, incarnés par des comédien.ne.s ? Procédez-vous par images ? 

Tout à fait, je procède beaucoup par images et par voix.  J’ai par exemple inséré des « chœurs de fées marraines » qui sont inspirés du chœur antique dans les tragédies. C’était une façon d’accéder à une certaine universalité, de montrer qu’en Occident aussi, notre inconscient collectif est marqué depuis l’enfance par des éléments extra-rationnels. Il était important pour moi d’ancrer cette histoire dans quelque chose qui participait du mythe, avec sa permanence absolue et sa modernité implacable. Curieusement, c’est seulement assez tard dans l’écriture que j’ai pensé au mythe de Médée, alors qu’il coule de source !


A spell on you
Vivienne Kassoka est une brillante Sénégalaise qui vit à Paris où elle prépare une thèse sur Machiavel. Elle vient d’avoir une petite fille avec Emmanuel, un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qui connaît bien l’Afrique. Si Vivienne se sent au confluent de deux cultures, elle semble parfaitement intégrée et paraît mener une vie paisible.

Pourquoi alors affirmer à Emmanuel qu’elle envoie leur bébé de quinze mois au Sénégal dans sa famille, puis acheter deux billets de train pour le Nord-Pas-de-Calais, réserver un hôtel face à la mer et commettre l’irréparable sur une plage de Berck ?

À son procès, Vivienne martèlera que cette tragédie est le fait d’un envoûtement, que des femmes jalouses de son village lui ont jeté un sort. Mais en France, contrairement à ce que l’on croit fermement dans son pays d’origine, ces histoires ne sont que des superstitions… Peut-on y accorder le moindre crédit dans un tribunal ?

Dans ce roman percutant, Isabelle Stibbe approche d’une façon insolite un fait divers qui a marqué les esprits. Par la fiction, elle tente de cerner la complexité d’un acte aussi incompréhensible que celui d’une mère qui tue son enfant.

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