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Par Philéas, publié le 11/04/2022

"Goat Mountain" : "Plus les questions surgissent, plus la tension monte et la noirceur s'intensifie"

Publié en 2014 aux éditions Gallmeister, Goat Mountain de David Vann est aujourd’hui adapté en bande dessinée par Georges Van Linthout et O. Carol. Ce huis clos installé en pleine nature interroge la violence qui sommeille en chacun d’entre nous. Pour les deux auteurs, adapter ce grand classique du nature writing était une évidence. Rencontre.

Goat Mountain, résumé du livre : Automne 1978, nord de la Californie. Il a onze ans et il part chasser avec son père, son grand-père et un ami de la famille sur leurs terres de Goat Mountain. Cette année, il va tirer son premier cerf… Quand l’irréparable se produit. Le parcours initiatique du jeune garçon, abandonné à ses instincts sauvages, se poursuit pendant plusieurs jours, entre chasse au gibier… et chasse à l’homme.


Vous signez ensemble l’adaptation de Goat Mountain. Avez-vous été en contact avec l’auteur David Vann ou avez-vous préféré vous détacher de son regard ?

GVL : Nous l’avions rencontré en 2019 lors d’un passage en librairie. Je n’ai pas voulu rater l’occasion de lui proposer cette adaptation à laquelle je rêvais depuis quelques années. Les choses se sont passées très simplement, nous avons échangé nos adresses email et correspondu régulièrement pour donner des nouvelles, envoyer des photos de vacances, aussi. C'était très cool. Je ne lui ai pas soumis mes dessins systématiquement, je ne pense pas que c’est quelque chose que lui désirait non plus.

OC : Dans les jours qui ont suivi la rencontre, Georges lui a envoyé des dessins et David Vann s’est directement montré emballé. Nous avons échangé quelques emails durant le travail d’adaptation, pour le tenir au courant de l’avancement (et lui demander l’une ou l’autre précision d’ordre plus technique, par exemple sur le mécanisme d’une barrière !), son regard sur notre travail a toujours été bienveillant et enthousiaste.

Quelles sont les choses qui vous ont attirées dans cette histoire ?

GVL : L’histoire de base, la nature (partie de chasse, les relations entre les personnages, la brutalité…) m’a donné envie de l’adapter et au fur et à mesure des relectures, c’était tout ce qu’il y avait autour, tout ce qui était sous-entendu : les origines de la violence, la relation à la mort, la religion… Avec des auteurs comme David Vann, il n’y a pas de message asséné, c’est toujours tenu par une très bonne histoire. Et puis la possibilité de dessiner de grands espaces, ce qui me change des décors urbains, c’est plus de liberté. Dessiner la violence pourrait amener une forme de complaisance à la montrer, mais il faut vraiment éviter cela. Tout doit être pesé.

OC : La noirceur du récit, des personnages. Et la manière dont David Vann plonge le lecteur dans cette part d’ombre qu’on a tous en nous en posant ces questions du lien à la terre, de l’héritage familial, de la recherche d’identité... Et plus les questions surgissent, plus la tension monte et la noirceur s’intensifie. Il y a cette atmosphère de huis clos dans de grands espaces, une impression d’étouffer alors même qu’on est en pleine nature. Au fond, c’est une exploration de la nature sous toutes ses formes, en commençant par la nature humaine. Le grand-père est d’ailleurs décrit comme une force de la nature, écrasante. Et ce que j’adore, c’est la manière dont l’écriture de David Vann contrebalance cette "pesanteur". Il est direct, précis, jamais un mot de trop.

Le roman de David Vann fait partie du genre littéraire nature writing et la majorité de l’intrigue se situe dans une forêt. On aurait pu s’attendre à beaucoup de vert or vous prenez le parti d’un dessin dans les tons gris et rouge, pourquoi ce choix ?

OC : Je laisse Georges répondre, le dessin c’est lui. Mais à titre personnel, dès le départ j’imaginais un dessin en noir et blanc avec des touches de couleur pour ponctuer certains éléments, car il y a quand même des couleurs qui ressortent dans le roman.

GVL : Pour moi, David Vann n’est pas uniquement un nature writer. Ce que j’ai retenu du roman, c’est le côté noir, qui correspond à ma manière de travailler sur les différents one shots que j’ai déjà réalisés. La seule entorse que j’ai faite, c’est d’ajouter des couleurs, mais qui étaient très présentes dans le roman : le rouge pour le sang, la violence, les brûlures de sumac, le jaune pour la chaleur… et très épisodiquement du vert quand la forêt était vraiment soulignée de manière écrasante. En fait, la couleur me perturbe, donc je réduis les moyens avec lesquels je travaille plutôt que de me perdre dans des possibilités infinies de couleurs. Cela me permet de tirer le maximum d’une technique minimaliste.

 

 

Le roman fait 256 pages contre 136 pour votre BD. Comment avez-vous travaillé l’adaptation ? Quels choix avez-vous dû faire ?

GVL : C’est la difficulté d’une adaptation d’un roman : il faut couper, créer des ellipses et à la fin, que cela ne se sente pas. La BD est un art de l’ellipse donc on le travaille au maximum. Les pages « titres » nous ont servis à passer d’une séquence à l’autre, à pouvoir introduire un narratif dans lequel il y a les références religieuses, les questions existentielles, avec systématiquement une illustration réalisée dans une technique différente de manière à vraiment bien marquer la césure. Il y avait une difficulté supplémentaire, c’était le côté "autobiographique" du roman. Pour moi, c’était la crainte d’entrer trop loin dans une intimité qui n’est pas la mienne, il fallait garder une certaine retenue. Malgré cela, je me suis inspiré volontairement des photos de sa famille pour créer graphiquement les personnages, c’était une manière de ne pas imposer aux lecteurs qui auraient lu le roman ma vision unique des personnages. Je ne voulais pas représenter le narrateur adulte. Il n'apparaît que de dos ou quand on voit son visage ce n'est que partiellement.

OC : C’est une adaptation, un choix. La seule chose dont j’étais certaine depuis le début, c’était que je voulais garder un côté littéraire et rester fidèle au travail d’écriture de David Vann. C’est ce qui m’a guidée durant tout le travail. J’ai lu le livre en anglais d’abord, puis en français, plusieurs fois. Georges aussi. On s’est mis d’accord pour découper le récit en séquences et les entrecouper de pages "titres" qui seraient plus narratives. Mais le contenu précis de ces pages "titres", et plus particulièrement le choix du graphisme, est arrivé vraiment sur la fin, lorsque l’on travaillait sur la dernière séquence. Je voulais d’abord être sûre de savoir où j’allais arriver, et comment, pour ajouter de la cohérence et de la profondeur au tout, sans interférer dans l’histoire de base. Le choix d’un graphisme plus brut pour ces pages va aussi dans ce sens de profondeur. On ajoute une épaisseur au récit.

Dans l’ensemble, on a beaucoup discuté. J’ai fait le découpage de manière assez détaillée car je suis très visuelle et les dessins de Georges étaient quasi à chaque fois exactement ce que j’avais en tête. Mais quand ma proposition ne fonctionnait pas, on en discutait et il proposait une meilleure alternative qui restait dans le même esprit, et inversement. Il me rappelait aussi de mettre plus de dialogues, et moi de mon côté, comme j’ai une approche plus littéraire, je pense qu’à certains moments, j’ai dû l’amener à tester des nouvelles choses, même graphiquement.

Avant d’être co-auteurs, vous êtes avant tout père et fille. Votre relation a-t-elle eu un impact sur votre façon de collaborer ?

GVL : probablement, mais en tout cas dans le travail, c’est une relation professionnelle. Je ne suis pas un pygmalion ou un mentor. Au départ, je suivais peut-être d’un peu plus près le travail d’adaptation, mais rapidement, j'ai laissé faire en confiance, et c’était la même relation qu’avec d’autres scénaristes. Maintenant, cet album a une importance particulière parce qu’il y a cette relation père-fille évidement et en plus, Goat Mountain est une histoire de famille, de transmission donc c’est difficile de ne pas faire le parallèle. L’adaptation est un exercice très difficile, donc je m’inquiétais de lui avoir mis ça sur la tête. Comme on avait tous les deux lu et relu le roman, l’adaptation est un travail qui se fait beaucoup plus en commun, aussi bien les remarques sur les dessins que des détails de l’adaptation. Caroline est plus littéraire et moi plus dans la BD, le mouvement, les choses et les personnages doivent bouger.

OC : Que dire ? Pour ma part, ça a été un vrai bonheur et une vraie chance de travailler avec mon père. On partage le même amour pour la littérature américaine et on fonctionne un peu de la même manière, donc on se comprend vite et je pense que cela a facilité le travail. La relation de travail a aussi un peu évolué au fil de l’album. Au début, j’étais peut-être un peu plus sur la réserve, moins assertive, mais une fois qu’on a pris nos marques, c’était vraiment une relation d’égal à égale, scénariste-dessinateur.

Quelles émotions aimeriez-vous procurer chez les lecteurs avec cette bande dessinée ?

GVL : Les mêmes que nous avons ressenties en lisant le roman. Je souhaite qu’ils soient pris par l’histoire, que cela suscite une réflexion sur la violence, que cela les incite à aller voir comment David Vann en parle. La phrase de David en début d’album (p.6) met en lumière ce qui est traité dans le récit. Le fait qu’aucun des personnages de la famille ne porte un nom permet aussi au lecteur de s’identifier facilement, de se demander ce qu’il aurait fait dans une telle situation. A travers un huis-clos entre quatre personnages, David soulève des questions universelles.

OC : Je ne suis pas sortie indemne de la lecture du roman, je ne sais pas si quelqu’un peut en sortir indemne, d’ailleurs ! C’est une histoire tellement forte, aussi bien le fond que la forme. J’espère simplement que les lecteurs seront sensibles à notre manière de raconter cette histoire, que les questions posées dans le roman, sur la filiation, la violence, la transmission, resteront avec eux. En fait, simplement qu’ils soient touchés là où ils ne s’y attendaient pas.

Goat Mountain
Automne 1978, nord de la Californie.
Il a onze ans et il part chasser avec son père, son grand-père et un ami de la famille sur leurs terres de Goat Mountain.
Cette année, il va tirer son premier cerf…
Quand l’irréparable se produit.
Le parcours initiatique du jeune garçon, abandonné à ses instincts sauvages, se poursuit pendant plusieurs jours, entre chasse au gibier… et chasse à l’homme.
En adaptant le quatrième roman de David Vann, auteur de « Impurs » et « Sukkwan Island », O. Carol et Georges Van Linthout signent un récit âpre qui interroge les origines de la violence.

Philéas

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