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Par Lisez, publié le 22/01/2020

Rebecca Makkai : "Les Optimistes parle de la façon dont le monde envahit parfois brutalement nos vies"

Avec Les Optimistes (Les Escales), Rebecca Makkai raconte avec force et finesse l’histoire du sida aux États-Unis, de son apparition dans les années 80 à nos jours. Un roman richement documenté, fort en émotions, qui montre comment l’espoir est capable de surgir de la pire des tragédies. Rencontre.

Au début des années 80, la crise du sida éclate aux États-Unis. On parle alors de "cancer gay" et à l’inaction des pouvoirs publics s’ajoute la stigmatisation des malades. C’est cet éclatement, ces familles morcelées et ces vies brisées que Rebecca Makkai relate dans son nouveau roman, Les Optimistes. Implantée à Chicago – la ville natale de l’autrice – l’intrigue alterne entre 1985 et 2015 et suit un groupe de jeunes homosexuels décimés par le virus. Yale, galeriste talentueux, va peu à peu prendre conscience que tout s’effondre autour de lui. Bientôt, il ne lui restera plus que Fiona, la petite sœur de son meilleur ami Nico.

Roman ambitieux et profondément bouleversant, Les Optimistes raconte la crise du sida du point de vue des premières victimes, celles dont on a préféré détourner le regard. Et s’il s’agit là d’une fiction, Rebecca Makkai s’est fortement documentée pour rendre compte de cette tragédie, "j’ai passé autant de temps à faire des recherches qu’à écrire", nous explique-t-elle. En ressort un roman ultra réaliste qui met l’Amérique face à ses propres démons.

Parmi les livres et les films qui relatent la crise du sida aux États-Unis, nombre d’entre eux prennent place à New York ou à San Francisco. Vous avez décidé d’implanter l’intrigue de votre roman à Chicago. Pourquoi ce choix ?

À vrai dire, j’avais choisi d’installer mon livre à Chicago – la ville où j’ai toujours vécu – avant même de savoir que le sida allait avoir autant d’importance dans l’intrigue. Mais une fois que j’ai compris la direction que le roman prenait, cela a été une décision facile de garder les choses dans le Midwest. D’une part, vous avez envie d’écrire ce qui n’a pas forcément déjà été écrit, de ne pas aller vers la chose évidente à laquelle tout le monde pense. D’autre part, en commençant mes recherches, j’ai réalisé que je ne connaissais pas l’histoire du sida propre à ma ville, et surtout, j’étais loin d’être la seule dans l’ignorance. Pourquoi devrais-je mieux connaître l’histoire des villes qui sont à l’autre bout du continent ? Vivant à Chicago, c’était en plus très facile pour moi d’accéder à l’histoire : il me suffisait de plonger dans les archives, d’interroger les gens et de marcher dans les rues sur lesquelles j’écrivais.

Dans une précédente interview, vous avez déclaré que votre roman a pris une tournure inattendue. Alors que l’art devait être au centre de l’intrigue, vous avez finalement décidé de vous concentrer sur la crise du sida et de faire passer la question de l’art après. Comment s’est déroulée cette transition ?

Au début, Nora était mon personnage principal. L’idée était qu’on la rencontre à la fin de sa vie et qu’on remonte avec elle dans les années 1910 et 1920. D’un point de vue mathématique, elle devait s’exprimer depuis les années 80. Je voulais qu’elle raconte son histoire à une personne qui évolue dans le monde de l’art, et une fois que j’ai fait le lien entre art et années 80, j’ai réalisé que c’était l’occasion d’écrire un peu sur l’épidémie du sida. C’est un sujet qui m’a toujours intéressée et sur lequel j’avais déjà un peu écrit. À ce stade, je pensais que le sujet VIH/sida serait l’une des intrigues secondaires du livre, mais quand vous commencez à écrire une histoire, le centre de gravité peut évoluer. Dans ce cas précis, j’ai rapidement réalisé que Nora serait mon intrigue secondaire et que Yale, ce jeune homme qui doit faire face à la dévastation provoquée par le sida, serait mon personnage principal.

La communauté homosexuelle est au centre de votre roman et vous écrivez du point de vue d’un homosexuel. En tant que femme, avez-vous réfléchi à comment cela pouvait être perçu ?

Cette question m’a fait transpirer pendant 4 ans. Nous avons en ce moment des questions vitales et urgentes dans le domaine des arts en général - et peut-être encore plus en littérature – sur ce qui peut être considéré comme une appropriation. D’un autre côté, être trop effrayé ou trop égocentrique pour écrire sur d’autres sujets que soi-même et ce qui nous ressemble est tout aussi problématique. Ce que je savais, c’est que si je devais me lancer dans cette histoire, je devais le faire avec le plus de réalisme possible et je devais faire les choses bien. Je ne parle pas seulement des détails mais aussi du ton et de la psychologie des personnages. Finalement, j’ai passé autant de temps à faire des recherches qu’à écrire.

Votre roman est très riche et très bien documenté. Comment avez-vous procédé ?

J’ai travaillé par couches. C'est-à-dire que je n’ai pas fait toutes mes recherches avant de m’asseoir pour écrire, et dans l’autre sens, que je n’ai pas commencé par écrire en me disant que je ferai les vérifications après. Mes recherches et mon imagination avaient besoin de se nourrir mutuellement en permanence, donc j’écrivais souvent le matin et j’interviewais des gens l’après-midi. Ou alors, je traînais à la bibliothèque, ce qui me permettait à la fois de consulter les archives et de terminer l’écriture d’une scène. Lorsque vous écrivez un roman, vous avez toujours l’impression de vivre à l’intérieur de l’histoire. Dans ce cas précis, c’était un peu plus littéral.

Pour l’écriture de ce roman, vous avez interviewé des survivants de l’épidémie du sida. Cela a dû être très émouvant.

J’ai fini par devenir très proche de la plupart des personnes que j’ai interviewées – et dans certains cas, j’ai eu l’impression que nos conversations étaient thérapeutiques pour elles. J’ai parlé à des médecins, des infirmières, des avocats, des militants, des historiens, des archivistes, des personnes séropositives à long terme, des gens qui avaient perdu des partenaires… Dans certains cas, il s’agissait de personnes qui sont déjà régulièrement interviewées à ce sujet, dans d’autres cas, je me suis retrouvée à discuter avec des gens qui n’avaient jamais vraiment parlé de cette période depuis tout ce temps. Même à ceux qui sont toujours impliqués dans l’activisme et qui parlent régulièrement du sida, je posais des questions tellement étranges – par exemple : « Où se trouvait exactement l'aquarium dans la salle d’attente de cette unité de lutte contre le sida de l'hôpital ? » - qu’ils devaient sortir de leur scénario habituel. Ils ont fini par commencer beaucoup de phrases en disant des choses comme : "Je n'y ai pas pensé depuis des années, mais...". En définitive, je suis très honorée que les gens m’aient fait confiance en me confiant leurs histoires. J'ai appris énormément de ces combattants et de ces survivants, comme le fait de continuer à vivre malgré tout.

Votre roman alterne entre le Chicago des années 1985/1986 et le Paris de 2015. Pourquoi avoir choisi de croiser deux intrigues et que s’apportent-elles l’une à l’autre ?

J’avais prévu de situer entièrement mon histoire dans les années 80 mais au bout d’une centaine de pages, j’ai réalisé que je voulais y intégrer une intrigue contemporaine. Cette impulsion est venue en partie du fait qu’en menant mes interviews, j’ai commencé à éprouver une fascination pour les trente années écoulées depuis l’apparition du sida et la façon dont la mémoire et le deuil avaient travaillé pendant ce temps-là. J’avais également envie d’apporter un autre point de vue à l’histoire en créant un personnage plus proche que moi démographiquement, c'est-à-dire une femme hétérosexuelle. Cela m’a d’ailleurs beaucoup aidé quand je me questionnais sur l’appropriation. En transformant Les Optimistes en roman polyphonique, j’ai moins eu l’impression de jouer les ventriloques.

En arrière-plan, votre roman est ponctué par des événements historiques à l’image de l’attentat du Bataclan survenu à Paris en 2015. Ce drame semble assez éloigné du reste de l’histoire. Pourquoi avoir choisi de l’intégrer ?

J’écrivais des scènes qui se déroulaient à Paris à l’automne 2015 durant l’automne 2015. Donc je vivais vraiment dans le monde de mon livre. Puis tout à coup, les attentats terroristes ont eu lieu à Paris. J’ai longtemps pensé à déplacer la chronologie de mon histoire pour éviter d’en parler, mais j’ai fini par réaliser qu’il s’agissait déjà d’un roman qui parle de la façon dont le monde envahit parfois brutalement nos vies. D’une manière assez étrange, j’ai eu la sensation que cette tragédie appartenait au livre. Elle n’apparaît qu’en arrière-plan de l’histoire mais ça faisait sens de la conserver.

Pensez-vous que les plus jeunes ne réalisent pas à quel point la crise du sida a terriblement marqué les années 80 ?

Absolument. Je le savais déjà mais depuis que le livre est sorti, j’ai été très touchée par le nombre de jeunes – en particulier les lecteurs LGBTQ+ – qui m’ont raconté que c’était la première fois qu’ils réussissaient à se connecter à cette partie de l’Histoire. Ce qui me dérange le plus cependant, c’est le nombre de personnes de tous les âges qui ne comprennent pas à quel point le sida continue de contaminer et de tuer. À l’heure actuelle, environ un million de personnes meurent chaque année du sida dans le monde.

Les droits de votre roman ont été achetés par la société de production de l’actrice Amy Poehler. Votre histoire va rejoindre à l’écran les adaptations de The Normal Heart et de Angels in America qui racontent elles aussi le début des années sida aux États-Unis. Vous avez écrit une histoire puissante et vous avez touché de nombreux lecteurs, mais pensez-vous que les gens ont parfois besoin de voir les choses sur un écran pour comprendre leur puissance ?

J’espère que mon livre trouvera son chemin jusqu’à l’écran car Hollywood est beaucoup plus imprévisible que le monde de l’édition ! Mais je suis optimiste, je sens une bonne énergie autour de ce projet. Je ne suis pas sûre que les gens aient besoin de voir les choses à l’écran pour se connecter à une histoire. Si vous posez la question à un lecteur pur et dur, il vous répondra qu’il ne se connectera jamais aussi bien à une série et à un film qu’à un bon livre. Mais les écrans ont parfois une portée plus large que les livres. Et dans de nombreux cas, ils agissent comme une introduction à l’histoire car les gens ont envie de découvrir le livre ensuite. L’adaptation de mon roman est hors de mon contrôle mais cela reste amusant de penser que ça pourrait se faire !

 

Les Optimistes

Du Chicago des années 1980 au Paris d'aujourd'hui, une épopée puissante sur le pouvoir de l'amitié face à la tragédie.
À Chicago, dans les années 1980, au coeur du quartier de Boystown, Yale Tishman et sa bande d’amis – artistes, activistes, journalistes ou professeurs… – vivent la vie libre qu’ils s’étaient
toujours imaginée. Lorsque l’épidémie du sida frappe leur communauté, les rapports changent, les liens se brouillent et se transforment. Peu à peu, tout s’effondre autour de Yale, et il ne lui reste plus que Fiona, la petite soeur de son meilleur ami Nico.

Révélant un immense talent, Rebecca Makkai brosse le sublime portrait de personnages brisés qui, au milieu du chaos, n’auront pourtant de cesse de trouver la beauté et l’espoir.

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