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Par Lisez, publié le 05/06/2018

[Interview] Caroline Laurent, le livre qui a tout changé

Révélation de la rentrée littéraire 2017, Caroline Laurent vient de remporter le Grand Prix des lycéennes ELLE pour Et soudain, la liberté, livre qui l’a fait passer d’éditrice à auteure. Elle revient sur la genèse d’un roman pas comme les autres, écrit à quatre mains avec Évelyne Pisier, décédée avant d’avoir pu mettre un point final à cette histoire.

C’est un livre singulier, tant par sa forme que par l’histoire qui se cache derrière. En septembre 2016, Caroline Laurent, 28 ans, alors éditrice aux éditions Les Escales, fait la rencontre d’Évelyne Pisier. Essayiste et politologue, femme de gauche et féministe convaincue, elle fut aussi l’une des premières femmes agrégées de droit public. Quand elles se rencontrent, c’est pour évoquer le manuscrit d’Évelyne. Une autobiographie que cette dernière souhaitait romancer. "Évelyne voulait raconter l’histoire de sa mère, et à travers elle, la sienne. Une histoire fascinante qui couvrait soixante ans de vie politique, de combats, d’amour et de drames – le portrait d’une certaine France aussi, celle des colonies et des révolutions, de la libération des femmes. Son texte oscillait entre le témoignage et le récit autobiographique. Nous étions toutes deux d’accord : il fallait en faire un roman", résumera plus tard Caroline Laurent.

Durant des mois, Évelyne Pisier et Caroline Laurent travaillent ensemble sur le manuscrit. Plus que de la relecture et des corrections, c’est un vrai travail d’écriture que fournit la jeune éditrice. Un livre écrit à quatre mains se construit en même temps qu’une amitié d’une intensité et d’une complicité rare. "Un coup de foudre amical", expliquera par la suite Caroline Laurent. Un jeu de va et vient s’instaure entre elles. D’abord centré sur la vie d’Evelyne, le récit se déplace pour envelopper aussi l’histoire de sa mère. Les prénoms sont modifiés, certains personnages disparaissent, d’autres sont inventés. Mais en février 2017, Évelyne Pisier, alors âgée de 75 ans, décède des suites d’un cancer. Avant de mourir, elle s’était confiée à son époux : "Promets-moi que si ça se passe mal, Caroline finira le livre". Déjà immergée dans les notes laissées par son amie, Caroline Laurent accepte de continuer à raconter son histoire. Mais au roman, elle ajoute l’histoire de leur rencontre. Un récit en contrepoint au premier prend forme : celui d’une amitié, de la création d’un livre hors-norme auquel elle mêle sa propre histoire familiale.

Voici comment est né Et soudain, la liberté, un OVNI littéraire qui commence en Indochine, entraîne le lecteur jusqu’à Cuba, traverse les océans, les guerres et les révolutions. Mais avant tout, un livre sur une relation mère-fille plus forte que tout et sur une amitié qui n’a eu que faire des barrières générationnelles. Tout juste auréolée du Grand Prix des lycéennes ELLE, Caroline Laurent est revenue sur la genèse du livre qui a changé sa vie.


Roman d’apprentissage, saga familiale, récit autobiographique, témoignage… Votre livre est un peu tout ça à la fois. Quand vous avez commencé l’écriture aviez-vous conscience d’être en train de mettre au monde un véritable OVNI littéraire ?

À partir du moment où Évelyne est morte et qu’il a fallu continuer sans elle, je sentais déjà que l’on entrait dans une histoire qui allait être singulière, à part. Et c’est justement parce que cette histoire allait être singulière que j’ai introduit le deuxième récit avec ma voix en contrepoint pour raconter à la fois l’aventure de ce livre, notre amitié et les échos entre sa vie et celle de ma mère. C’était un moyen honnête d’expliquer aux lecteurs pourquoi il y avait deux noms sur la couverture.

Dans l’intro du livre, vous expliquez avoir une crainte : que le livre ne soit pas compris. Vous écrivez : "On me prendra pour une folle, une exaltée, une sale ambitieuse, une fille fragile".

Finalement, les retours ont été incroyablement positifs. Je crois que cette histoire a ému. L’idée d’une amitié entre deux femmes de générations bien différentes a été perçue comme une espèce de message universel. Donc ça a été émouvant pour d’autres personnes. C’est ça je crois qui a fait que j’ai été épargnée par les critiques qui peuvent parfois être virulentes. Je pense aussi que lorsqu’on est sincère – et c’est ce que j’ai essayé de faire – on ne peut pas vous accuser de tirer la couverture à vous ou de partir dans des directions qui n’étaient pas celles qu’Évelyne souhaitait prendre. J’ai pris le risque de la mise à nu et, finalement, cette prise de risque a été saluée.

L’idée de romancer sa vie s’est-elle imposée à Évelyne Pisier dès le début ?

Elle voulait absolument transformer son histoire, l’histoire de sa mère, pour en faire un roman. À partir du moment où elle a voulu en faire un roman, c’est devenu comme un pacte. Cela signifiait qu’on allait prendre des libertés avec la réalité des faits. Elle-même avait commencé ce travail puisque dans son manuscrit d’origine elle ne parlait pas de sa sœur Marie-France Pisier. Dès le début il y avait donc des points aveugles. Et puis c’est elle qui m’a demandé de changer les noms des personnages. C’était vraiment sa volonté. Elle était tout à fait consciente qu’une autobiographie ou biographie aurait toujours moins de panache, d’élan ou de souffle qu’un roman. Ca ne veut pas dire que le substrat n’est pas autobiographique. Mais on s’est donné la liberté suffisante pour inventer lorsqu’on avait besoin d’inventer et à l’inverse pour retrancher lorsqu’on ne souhaitait pas faire apparaître certaines choses.

Vous étiez éditrice, avec ce roman vous êtes devenue aussi écrivain. Passer de l’autre côté du miroir a-t-il était une libération ?

Oui, complètement. Au début, cela me tétanisait. J’avais mille doutes en tête. D’une certaine façon, ce que ce défi m’imposait c’était que je n’avais pas le droit à l’erreur. Parce qu’un livre de cette nature qui ne prend pas, c’était courir le risque d’engager toute la collection derrière avec moi dans une possible chute. Donc j’étais très sensible à cette problématique là. Accepter ce désir d’écrire est toujours difficile lorsqu’on est éditeur et que l’on est au service des autres. Dire « moi aussi je veux vivre ça », c’est difficile. C’est d’autant plus difficile que nous vivons dans un pays qui adore les étiquettes et qui aime nous ranger dans des catégories. Mais avec une "grande sœur" comme Évelyne qui m’a accouché comme auteur, c’était un hymne à l’audace, au courage, à la volonté. C’est une femme qui aurait pu rester prisonnière d’un carcan idéologique et religieux. Mais comme sa mère, elle a choisi de faire voler tout cela en éclats. Donc son audace a conduit mon audace à moi et m’a permis d’assumer mon désir d’écrire.

Vous avez écrit ce livre de façon enfiévrée en deux mois et demi. On imagine que cela doit avoir quelque chose de dévorant. Près d’un an après sa publication, vous-êtes vous remise à l’écriture ?

Oui, absolument. Je suis en train de mettre sur les rails mon nouveau livre, ce qui est à la fois grisant et très difficile. J’ai vraiment le sentiment que le prochain sera le deuxième premier roman car je serai seule cette fois. C’est compliqué car j’ai eu des prix pour Et soudain, la liberté qui renvoyaient au fait que c’était un premier roman. Donc cela orientait un peu les projecteurs de mon côté puisqu’Évelyne avait publié deux livres par le passé. Mais cela m’a encouragée car je me suis dit que les gens avaient repéré ce que moi j’avais apporté au livre en termes d’écriture, de mise en scène et de souffle romanesque. Ce qui est intéressant, c’est que la prochaine histoire que je vais raconter préexistait complètement à ma rencontre avec Évelyne. Et c’est parce que j’ai rencontré Évelyne qu’aujourd’hui je peux l’écrire.

Quand vous avez découvert le manuscrit d’Évelyne Pisier, qu’est-ce qui vous a fasciné le plus en tant qu’éditrice mais aussi en tant que femme ?

C’était vraiment cette histoire d’émancipation, c’était la force magnifique d’un amour mère-fille qui pouvait soulever des montagnes et qui peut continuer à nous inspirer aujourd’hui. C’était à la fois de mesurer ce que nos aînées avaient enduré pour que l’on soit relativement libres aujourd’hui – en gardant en tête qu’il y a beaucoup de choses à prolonger et à développer – et il y avait la fascination aussi d’une histoire qui résonnait avec notre actualité. D’une certaine façon, les combats de ces femmes, leurs engagements, leur militantisme sont toujours d’actualité. Il y avait donc vraiment un miroir impressionnant. Et puis comme je le dis dans le livre, à travers l’histoire de ses deux femmes, je revivais et je redécouvrais l’histoire de ma mère quand bien même les lieux et les époques étaient différents. Il y avait réellement des ponts. C’est ce mélange d’histoire collective et d’intimité totale qui était fascinant pour moi.

Écrire ce livre à un moment de notre histoire où le féminisme est devenu un combat de premier plan vous a-t-il ouvert les yeux sur certains sujets ou étiez-vous déjà sensibilisée à ces combats ?

J’étais assez désengagée avant de rencontrer Évelyne. Quand on regarde la situation des femmes aujourd’hui, on se dit que l’on peut utiliser la pilule sans problème, que l’on peut avorter, ne pas se marier ou ne pas avoir d’enfant si l’on ne le souhaite pas. Bref, j’avais le sentiment que c’était assez confortable. Mais en discutant avec Évelyne et en revenant sur l’histoire des femmes qui n’est pas enseignée à l’école et que je maîtrisais assez mal alors que je suis une grosse lectrice, je me suis dit qu’il y avait un gros souci. L’autre chose que je trouve vraiment capitale, ce sont les questions d’identité de genre. C’est toute une réflexion sur les schémas, les codes, les relations intégrées par notre cerveau féminin depuis des siècles et dont on doit aujourd’hui se débarrasser. Je trouve que le vrai sujet du féminisme aujourd’hui c’est d’être dans cette déconstruction des schémas, parce que parfois nous avons des réactions quasiment pavloviennes qui révèlent que nous sommes encore dans un système d’intégration de ces codes-là.

En plus de ces sujets, je m’intéresse aussi à ce qui se passe au-delà de nos frontières. Parfois nous constatons des régressions ici et là en France mais il y a bien des pays dans le monde où les femmes sont totalement esclavagisées. D’une certaine manière, avec la mondialisation, les réseaux sociaux etc., le sort de chaque femme nous importe. Il y a quelque chose du destin commun et cela c’est quelque chose qui me travaille aussi. Chacun y répond avec ses outils et ses armes mais dans mon cas ce sera évidemment du côté des livres.

Vous venez de remporter le Grand Prix des lycéennes ELLE. D’après vous, en quoi votre livre a résonné auprès des adolescentes de cette génération ?

Cette récompense m’a comblée de joie ! Le jury était composée d’élèves de Première donc ce sont vraiment de toutes jeunes femmes. On a souvent des préjugés sur les jeunes et j’ai trouvé fabuleux de voir à quel point elles étaient intelligentes, ancrées dans notre société, mais aussi à quel point elles savaient ce qu’elles voulaient et étaient capables d’appréhender une construction littéraire différente, un texte hybride qui n’entrait pas forcément dans les cases de ce que l’on appelle un roman. Au-delà de la forme, elles ont été touchées par le fond. Depuis sa sortie il y a un an, j’ai pu discuter avec beaucoup de lecteurs et surtout des lectrices. Ce que j’ai remarqué c’est que le livre touchait aussi bien des dames de 97 ans que des jeunes filles de 17 ans. Toutes les générations peuvent s’y retrouver. On couvre une période d’un peu plus de soixante ans plus la période contemporaine. Vu mon âge, je peux également être un personnage auquel ces jeunes femmes-là s’identifient. Et puis je pense que ce qui se ressent, c’est que l’on est toutes les maillons d’une même chaîne. Et ces jeunes lycéennes elles ont compris ça. Elles ont compris qu’elles étaient le nouveau maillon et c’est ça, je crois, qui a résonné en elles.

Et soudain, la liberté - Grand prix des lycéennes ELLE
Mona Desforêt a pour elle la grâce et la jeunesse des fées. En Indochine, elle attire tous les regards. Mais entre les camps japonais, les infamies, la montée du Viet Minh, le pays brûle. Avec sa fille Lucie et son haut-fonctionnaire de mari, un maurrassien marqué par son engagement pétainiste, elle fuit en Nouvelle-Calédonie.
À Nouméa, les journées sont rythmées par la monotonie, le racisme ordinaire et les baignades dans le lagon. Lucie grandit ; Mona bovaryse. Jusqu’au jour où elle lit Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. C’est la naissance d’une conscience, le début de la liberté.
De retour en France, divorcée et indépendante, Mona entraîne sa fille dans ses combats féministes : droit à l’avortement et à la libération sexuelle, égalité entre les hommes et les femmes. À cela s’ajoute la lutte pour la libération nationale des peuples. Dès lors, Lucie n’a qu’un rêve : partir à Cuba. Elle ne sait pas encore qu’elle y fera la rencontre d’un certain Fidel Castro...
 
Et soudain, la liberté, c’est aussi l’histoire d’un roman qui s’écrit dans le silence, tâtonne parfois, affronte le vide. Le portrait d’une rencontre entre Evelyne Pisier et son éditrice, Caroline Laurent – un coup de foudre amical, plus fou que la fiction. Tout aurait pu s’arrêter en février 2017, au décès d’Evelyne. Rien ne s’arrêtera : par-delà la mort, une promesse les unit.
 
Découvrez le nouveau roman de Caroline Laurent, Rivage de la colère, finaliste de plusieurs prix :
  • Prix des Maisons de le Presse 2020
  • Prix France Bleue / Page des Libraires
  • Prix des libraires
  • Prix Françoise Sagan
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