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Par Julliard, publié le 15/04/2021

Matthieu Niango : "J'ai placé mon imaginaire aux commandes"

Avec son roman La dignité des Ombres, Matthieu Niango nous plonge au cœur d'un univers atemporel qui interroge en creux les failles et les faux-semblants des sociétés démocratiques. Rencontre.

Comment est née l’idée de ce roman ?

Il y a vingt ans, venu à Paris pour préparer le concours de l’école normale supérieure, j’habitais dans un monastère, dans le très chic septième arrondissement. Non loin de là se trouve, dans le jardin du musée Rodin, une sculpture qui s’appelle Les Trois Ombres : un groupe de trois personnages identiques, à la tête baissée. Inspirés de l’Enfer de Dante, ces trois hommes en souffrance représentent les âmes des damnés. Je suis tombé en extase devant cette splendeur. J’étais probablement ridicule ! Qu’importe, l’émotion que j’ai éprouvée alors s’est réactivée il y a quatre ans, lorsque, pour la promotion d’un de mes livres, je me suis rendu à Saint-Dizier, où, dans la librairie qui m’invitait, une jeune fille m’a raconté sa vie : agent polyvalent dans un établissement scolaire, elle faisait tantôt ceci, tantôt cela, ballottée de tâche en tâche, sans horizon. Une Ombre ! Cette condition est répandue à notre époque et les progrès du numérique risquent fort de la généraliser. Beaucoup seraient alors condamnés à errer sans fonction et sans but dans un monde abîmé par la pollution : l’Enfer ! Le soir même, dans ma chambre d’hôtel, j’ai commencé à écrire La Dignité des Ombres.

Le feu est l’élément vital du monde que vous imaginez, pourquoi avez-vous choisi cet élément ?

Un roman m’a fasciné dans l’enfance : L’Huile sur le feu, d’Hervé Bazin. J’y ai pris conscience de la puissance d’évocation du feu, qui a tant contribué à la transformation de notre espèce : le feu éclaire, réchauffe, protège (contre les animaux qui en ont peur), mais il détruit aussi. Cette ambiguïté en fait l’élément sacré par excellence. Tout petit, je me suis passionné pour son fonctionnement et son utilisation dans l’histoire. Ayant travaillé dans l’aéronautique, j’ai pleinement pris conscience de l’urgence qu’il y avait à développer de nouvelles sources d’énergie. Le feu est une question d’avenir !

Où avez-vous puisé l’inspiration pour concevoir la cité de Nimrod et son fonctionnement ?

J’ai placé mon imaginaire aux commandes. Il m’a mené où il voulait en fonction des thèmes que j’avais à traiter. Nimrod est en un sens une démocratie bien plus aboutie que la nôtre, puisque tout le monde y vote les lois. C’est donc la Grèce qui m’a d’abord inspiré son paysage, et en particulier l’un des sites les plus beaux au monde, que j’ai visité pour m’en imprégner en écrivant La Dignité des Ombres : celui des Météores, ces monastères juchés sur des pitons rocheux, comme le sont les îlots de Nimrod. Les habitants de Nimrod ressemblent aussi, par leurs vêtements, par leur mentalité, aux Grecs anciens ou aux Romains. D’un autre côté, Nimrod, quoique cité futuriste, possède des classes sociales rigides qui font songer à notre Moyen Âge. Or, aujourd’hui, les inégalités s’accroissent à peu près partout dans le monde, et l’on peut craindre que la crise sanitaire ne fasse qu’accuser ce mouvement désolant. Enfin, les dérèglements climatiques m’ont poussé à placer Nimrod dans une aire géographique fraîche, où l’humanité a dû se réfugier. Sur ce point, permettez-moi de vous laisser découvrir dans quel lieu se passe l’action… en espérant du fond du cœur que l’avenir me donne tort !

Vous étiez jusque-là essayiste. Qu’est-ce qui vous a attiré dans la littérature de genre ?

Adolescent, j’avais trois héros : Voltaire, Rousseau et Chateaubriand. Leur œuvre et leur vie trépidantes ne s’étaient pas souciées des assignations, fréquentes à leurs époques respectives : les Lumières pour les deux premiers, le romantisme pour Chateaubriand, qui fut à la fois un immense écrivain et un homme d’action (quoiqu’un peu mythomane, ce qui ajoute à son charme). Notre époque souffre de ses compartimentations rigides. Même dans le domaine intellectuel, on pose des étiquettes sur le front de chacun, au risque de la caricature. Il faut certes connaître ce dont on parle (et je me spécialise depuis plusieurs années sur la philosophie de la démocratie). Mais il faut aussi libérer les imaginaires en décloisonnant les genres.

Cham, votre jeune enquêteur, fait équipe avec Gidé, un enquêteur aguerri au caractère bien trempé. Comment avez-vous construit ce duo ?

C’est gentil de votre part de considérer Cham comme jeune : à vrai dire il a environ mon âge, 39 ans. Mais en effet, c’est jeune, n’est-ce pas ? Gidé semble bien plus attaché aux valeurs de Nimrod que Cham, qui, sans être un opposant au système, n’en est pas un ferme défenseur, alors même qu’il y est policier. J’avais besoin d’un tel duo composé d’un aveugle et, pour ainsi dire, d’un semi-aveugle. Cham ressemble un peu à tout le monde : nous acceptons les injustices, jusqu’à ce que nous n’ayons plus d’autre choix que de nous y opposer. Quant à Gidé, je l’ai côtoyé dans la vraie vie… Peut-être se reconnaîtra-t-il ?

Dans La Dignité des Ombres, des meurtres et des disparitions viennent perturber la paisible cité de Nimrod. Au-delà de la dimension SF, vous mettez en scène un vrai thriller. Quelles ont été les étapes de la construction de l’enquête ?

Notre cerveau est plus mobilisé par les affects négatifs que par les positifs, plus par la peur que par la confiance. Nous en faisons l’expérience douloureuse en ces temps de pandémie. C’est un vrai exercice de sagesse que de corriger ce trait. Ainsi, pour Spinoza, "l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie". En attendant, pour moi qui suis loin d’en être là, le thriller permet de sublimer la peur en plaisir esthétique ! J’apprécie ceux qui dépassent le sordide pour nous plonger dans une dimension supérieure. Dans La Dignité des Ombres, on passe ainsi du fait divers au fait social et politique, voire, comme je l’espère, métaphysique. J’ai d’abord dû résoudre cette enquête moi-même avant de la proposer à la sagacité des lectrices et lecteurs. Et encore, je n’ai pas toutes les clés. Peut-être me viendra-t-on en aide ?

La Dignité des Ombres
Dans un lointain futur, la ville de Nimrod ne survit que grâce à l’énergie vitale du feu. En apparence, c’est un modèle de démocratie où les citoyens élaborent et votent les lois en toute transparence. Mais le feu, qui alimente la cité et la protège de créatures menaçantes, reste un secret jalousement gardé. L’étrange disparition d’un jeune homme, la multiplication des vols de torches et l’apparition d’un énigmatique graffiti contestataire vont changer la donne. Cham, enquêteur, doit faire toute la lumière sur ces événements aussi mystérieux qu’inhabituels.
Entre science-fiction, thriller et anticipation écologico-politique, ce roman à l’imaginaire débordant nous plonge dans un univers atemporel qui interroge en creux les failles et les faux-semblants des sociétés démocratiques.

 

 

Julliard