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Par le cherche midi éditeur, publié le 10/03/2021

"La mort de mon frère, Lazare et les souvenirs qui ne meurent jamais", par Richard Zimler

Pour son dernier roman, Richard Zimler s'est lancé sur les traces d’un personnage assez méconnu du Nouveau Testament, l’énigmatique Lazare. Mais comment en a-t-il eu l'idée ? Dans une lettre publiée dans The Guardian, Richard Zimler dévoile les origines de son roman et partage notamment le souvenir de son frère.

Quand mon frère aîné Jerry tomba malade du sida dans les années 80, il résidait à New York où il était psychologue, tandis que je vivais dans une petite maison à Berkeley, en Californie, avec l’homme devenu depuis mon mari. J’appelais Jerry tous les soirs au téléphone et je faisais l’aller et retour en avion une fois par mois pour l’aider à tenir son appartement, constituer des provisions, mais aussi pour m’entretenir de ses traitements avec ses médecins et des chercheurs spécialistes du VIH. Un jour, tandis qu’il récupérait après avoir subi une infection parasitaire qui lui avait provoqué des lésions cérébrales et une crise de démence, il me prit la main et me dit, « Sans toi, je serais orphelin. »

Comme des centaines de milliers de frères et de sœurs dans le monde, je n’arrêtais pas de lui répéter : « Tiens bon, un traitement sera bientôt mis au point ».

Mon frère et pratiquement tout le monde n’en n’ont rien su, mais à aider ainsi Jerry à affronter toute une série d’infections invalidantes et même potentiellement mortelles au cours des années 87 et 88, j’ai souvent eu la sensation d’être piégé dans un épouvantable cauchemar. À le soigner, aussi, j’étais souvent la proie de véritables crises de panique. Je craignais de mourir jeune, moi aussi – sinon du sida, d’une autre maladie ou d’un accident. Comme le dit un personnage de l’un de mes romans, j’avais tout le temps l’impression de me promener avec la mort dans ma poche.

Au cours de la décennie précédente, Jerry avait développé une activité de psychologue clinicien, spécialiste des enfants perturbés. Durant sa dernière année, j’ai pris en charge une bonne partie de la gestion de sa maladie parce que personne d’autre n’était en mesure de se mobiliser pour l’accompagner, saufs nos parents, mais Jerry refusait de les voir. La colère qu’il éprouvait à leur endroit, à cause d’une enfance malheureuse – de sa difficulté à grandir dans un environnement où l’homosexualité était considérée comme une déviance honteuse – empira quand il tomba malade du sida.

En avril 1989, la neuropathie avait atteint ses mains, ses jambes et ses cordes vocales, au point qu’il était devenu incapable de marcher ou même de soulever un verre d’eau. Sa mort — le 6 mai 1989, à l’âge de 35 ans — fut d’autant plus terrible pour moi que j’étais physiquement et émotionnellement déjà très affecté. La culpabilité me tenaillait – je n’avais pas réussi à lui sauver la vie, après tout. Jerry avait tellement fait partie de mon enfance – nous avions partagé la même chambre jusqu’à mes huit ans — que je ne pouvais imaginer un monde sans lui.

Le jour des obsèques de mon frère fut le pire de ma vie. Voir ses anciens condisciples du lycée ne fit qu’amplifier le sentiment d’injustice qui était le mien à l’idée qu’il soit mort si jeune alors qu’eux — comme moi — allions sans doute lui survivre pendant des décennies. Il m’arrive de penser que ceux d’entre nous qui ont perdu un frère ou une sœur jeune appartiennent à un même club — et que ceux qui n’en sont pas membres ne peuvent pas comprendre le sentiment d’injustice et d’angoisse qui continue de nous habiter.

Au printemps de l’année dernière, un peu plus de 30 ans après la première Journée Mondiale du Sida, à Londres des chercheurs ont annoncé qu’une greffe de moelle osseuse avait fait disparaître toutes traces du virus du sida chez un patient anonyme. Comme tous ceux qui ont été atteints par les ravages que cette maladie a causés au cours des années 80 et 90, j’ai accueilli cette nouvelle avec beaucoup d’enthousiasme et d’espoir.

Et pourtant, cette nuit-là dans mon lit, à repenser aux obsèques de Jerry j’ai à nouveau été happé par la culpabilité. Pour ceux d’entre nous qui ont perdu des amis proches et des êtres aimés à cause de cette maladie, non seulement cette avancée arrive des décennies trop tard et n’a pu sauver des millions de jeunes gens prometteurs qui n’auront jamais eu la chance de réaliser leur potentiel, mais le traumatisme de la perte, loin de s’apaiser, ne s’efface jamais tout à fait. D’ailleurs, aujourd’hui encore, un bon jour est un jour où je n’ai pas à rendre visite à quelqu’un en soins intensifs ni à assister à des obsèques.

Ceux d’entre nous qui ont connu le point culminant de la pandémie de sida n’oublieront jamais la terrible pression que la peur d’attraper ce virus a ajouté à notre vie quotidienne à New York, à Paris et dans d’autres capitales. Ils n’oublieront pas non plus qu’un grand nombre de personnes – par ailleurs aimables et fort bien intentionnées – refusaient de prendre dans leurs bras des patients tels que mon frère, ou même de leur serrer la main. Ni que des pa

Heureusement, des progrès significatifs dans les droits des patients ont été accomplis depuis lors en Amérique, au Canada et dans la plupart des pays européens désormais plus soucieux que jamais de l’égalité pour la communauté LGTB.

Après les obsèques de mon frère, je n’ai retrouvé de soulagement qu’en rentrant chez moi auprès d’Alex, mon mari. Rares étaient les amis qui étaient prêts à entendre parler de ma souffrance, et c’est alors que j’ai découvert que nombreux sont ceux qui craignent la mort au point de s’éloigner de quiconque essaie d’en parler. Puis, peu de temps après mon retour, j’ai rêvé que Jerry était revenu à la vie. Il traversait le patio d’une demeure en pierre où j’étais apparemment invité. Jerry revit — tout ira bien désormais ! me suis-je dit avec soulagement. Je me ruais hors de ma chambre pour le rejoindre, mais il m’accueillait sans enthousiasme, sans tendresse. Son visage était lugubre. Je découvrais que, quoi que pouvant parler et m’ayant reconnu, il n’arrivait à exprimer que de la tristesse et de la déception. Son visage, extrêmement douloureux, était celui qu’il m’avait montré au cours de ses dernières semaines à l’hôpital — le visage d’un jeune homme qui a été privé de sa vie.

J’ai refait ce rêve à plusieurs reprises au cours des semaines qui ont suivi puis plus pendant 17 ans – jusqu’en 2006, quand j’ai dû m’occuper de ma mère devenue très âgée. À cette occasion, ma rencontre onirique avec Jerry m’amena à réfléchir à ce que l’homme d’âge mûr serait devenu s’il vivait encore. Et c’est alors que me vint à l’esprit le personnage de Lazare du Nouveau Testament. Dans l’Évangile selon Saint-Jean, Lazare est l’ami bienaimé de Jésus, et Jésus le fait revenir d’entre les morts.

Au cours des semaines suivantes, j’ai éprouvé le besoin de faire des dessins au pastel de mon frère ressuscité. Je le représentais dans le patio de la demeure de mon rêve, mince, le visage hagard. Puis, un matin, j’ai dessiné une silhouette fragile portant une tunique – Lazare – se tenant à côté de mon frère, l’interrogeant sur son expérience de la mort, et j’eus ma première crise de panique depuis dix ans.

Pour tenter de découvrir ce qui pouvait me perturber à ce point dans le lien entre Lazare et Jerry, j’ai entrepris de relire le Nouveau Testament que j’avais étudié à l’Université dans les années 70. J’ai également lu tous les ouvrages disponibles sur la vie quotidienne en Terre Sainte à l’époque de la résurrection de Lazare.

C’est au cours de cette période de recherche que j’ai pris conscience de ce qui aurait pu être évident pour moi mais ne l’était pas : Lazare, dans mon rêve, était la représentation de mon plus ardent désir qui était de ramener mon frère à la vie. Et j’en vins à la conclusion que mon inconscient voulait me faire accepter que je ne serais jamais totalement en paix avec sa mort – que je ne pourrais jamais tourner la page, passer à autre chose, comme on a tendance à le dire si facilement de nos jours.

J’ai alors pris la décision de faire de Lazare le narrateur de mon prochain roman. Après cela j’ai éprouvé le sentiment apaisant d’avoir un but, pour la première fois depuis des mois, même si j’étais trop épuisé par les soins prodigués à ma mère pour me lancer aussitôt dans ce projet.

Puis, au début de 2014, j’ai fini par me sentir suffisamment fort pour m’y engager et explorer le cheminement par lequel la perte d’un frère ou d’un ami cher approfondit notre sentiment de fragilité et interroge le concept de justice. J’ai écrit assez rapidement le premier chapitre – qui se déroule dans la tombe de Lazare – mais il m’a fallu trois ans pour venir à bout du livre.

En écrivant Lazare, j’ai eu une importante révélation : non seulement je n’allais jamais surmonter la mort de Jerry, mais, aussi choquant que cela puisse paraître, je ne le voulais pas. Parce que tous ces mois de souffrance passés à essayer de le sauver avaient fait de moi une personne plus compréhensive, plus compatissante – quelqu’un plus à même de comprendre la peur de la maladie et de la mort qui nous affecte presque tous. Un bien meilleur écrivain aussi – plus respectueux de la vérité, même quand elle n’est pas rassurante ni facile à accepter. Dans le cas de ce roman – pour créer une narration pleine d’émotions – j’ai dû accepter d’affronter mon impuissance à sauver mon frère et mon manque de foi dans la vie après la mort. Bref, la perte de Jerry et le traumatisme qui en a résulté ont contribué à faire de moi l’homme que je suis devenu.

Il y a quelques mois de cela, alors que je relisais les épreuves de mon livre, des souvenirs apaisants de mon frère – qui m’étaient sortis de l’esprit depuis bien longtemps – me sont revenus : nos sorties de pêche à l’aube avec notre père, lui en train de poser pendant que notre mère faisait son portrait, moi l’aidant à lisser sa frange avec de la crème pour le faire ressembler à Spock dans Star Trek. Toutes ces choses délirantes que nous inventions quand nous étions gamins… Chaque fois que je feuillette le livre, je réalise que ces souvenirs sont toujours en moi, là où demeure tout ce qui m’est le plus cher.



Publié initialement dans The Guardian, traduit par Sophie Bastide-Foltz


Lazare
Si tout le monde connaît l’histoire de Lazare et de sa résurrection, le Nouveau Testament reste néanmoins assez discret sur la vie de ce personnage fascinant. Richard Zimler en fait le narrateur de ce roman passionnant et mystérieux, fondé sur de solides recherches historiques et bibliques.
 
Réveillé d’entre les morts, Lazare n’a aucun souvenir de son séjour outre-tombe. Devenu bien malgré lui un objet de curiosité pour ses contemporains, il se demande pourquoi il a été choisi et évoque sa relation avec Jésus, depuis leur première rencontre, lors de leur enfance à Nazareth. Puis, après le récit de sa vie à Béthanie, il témoigne de ses derniers jours aux côtés de Jésus, de la Passion, et enfin de la façon dont l’enseignement du Christ, parfois dévoyé, s’est propagé après sa crucifixion.
 
Dans ce portrait tout en nuances de Lazare et de son temps, Richard Zimler replace Jésus, qui répond alors au nom de Yeshua ben Yosef, dans le contexte culturel et religieux de l’époque, celui du judaïsme et de ses traditions. Il porte ainsi un nouveau regard sur une histoire familière dont il nous livre une version pleine de compassion et d’une rare humanité.
 

 

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    "Lazare", un palpitant thriller biblique

    Célébré pour ses romans historiques à la folle cadence, Richard Zimler se lance cette fois sur les traces d’un personnage assez méconnu du Nouveau Testament, à savoir l’énigmatique Lazare. Au gré d’un récit très documenté, l’auteur américain replace ce ressuscité biblique dans le contexte du judaïsme et de ses traditions, tout en liant son parcours à la vie de Jésus. Un roman d’une grande humanité autour d’une histoire à la résonnance universelle.

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