? Grand-père, tu pourrais m'expliquer pourquoi le monde est un coupe-gorge ?
La question de tes quatorze ans. Tu aimais ce mot : coupe-gorge. Tu me l'as jeté à la figure et à la face de Dieu en même temps. La question était belle et cruelle.
Non, je ne pouvais. Je l'ai avoué.
? Honnêtement, je crois que personne ne le peut.
Tu m'as scruté d'un regard féroce. Je le méritais sans doute. Que les hommes se conduisent à la moindre occasion comme des tigres, des serpents, des requins ou des crocodiles, c'est leur faute, c'est leur honte. Mais la mort de l'agneau dans la gueule du loup, des poissons dans l'estomac de la baleine (ça ne doit pas être gai de bouillir dans les sucs digestifs…), de presque toutes les créatures sous la dent des autres, c'est la loi de la nature. Dura lex, sed lex. Tu aurais bâti le monde autrement, si on t'avait chargée de cette tâche ? Oui. En tout cas, tu auras essayé. Pour commencer, pas de carnivores. Et vlan !
Nous, les vieux, le cul sur le mol coussin du hasard et de la nécessité, nous nous arrangeons poliment avec l'ordre sanguinaire du sixième jour. Nous clamons contre des bricoles, mais nous baissons le front ? ou notre froc ? devant le loi de la souffrance et de la mort. Au lieu, par exemple, de nous faire sauter la caisse pour donner une bonne leçon à Dieu ou à l'univers… Ô petite fille, ma petite-fille, comme tu as raison !
Tu as insisté, sur ce ton farouche, que tu savais prendre les premières années de ton adolescence :
? Comment peut-on vivre dans un coupe-gorge ?
Imparable logique. Le feu de tes quatorze ans consumait en un éclair tout quidam qui tentait de plaider pour un accommodement avec le Ciel. Je sentais à quelques pas la brûlure de ta révolte sur mon visage et mes bras nus. Comment peut-on… ? Je n'en sais rien. Faut-il pratiquer la philosophie orientale ou lire les Grecs ? Platon, Plotin et Cie ? Faut-il devenir végétarien ? J'ai essayé, mais le jambon me manquait et le pied de veau plus encore.
Sous les rayons de ton regard, bleu comme une étoile chaude, je me change en air et en eau. Je ne vais pas me défendre. Je sais que je suis impardonnable. Argumenter n'aurait servi qu'à réveiller le volcan qui couvait sous ta brune chevelure.
? Et prétendre qu'on est heureux, en plus !
? Oui, tu as raison. C'est fou !
? Oh, c'est pire. C'est…
J'ai attendu le mot que tu ne trouvais pas. Les larmes ont coulé sur tes joues comme des gouttes de rosée sur une pomme, les derniers jours de l'été. J'ai feint de ne pas les voir. Me forçant à une immobilité de tronc mort, j'ai goûté la lumière, le silence, la trompeuse paix des champs.