Curtis,ce déjeuner, lundi prochain, c'est inutile. Je n'écris toujours pas, et la question qui me préoccupe est de savoir pourquoi cette soudaine stérilité me plonge dans un tel désarroi. Comme si je cessais progressivement d'exister, comme si je m'éteignais petit à petit. La dernière fois que nous en avons parlé, vous m'avez dit eh bien vivez, soyez heureux, personne n'est tenu d'écrire. C'est bien dans vos manières ce genre de réflexion. Si, Curtis, moi je suis tenu d'écrire. Vous me verriez en ce moment, vous en conviendriez. Je marche jusqu'à trois ou quatre heures par jour sans arriver à rien. J'essaie de m'épuiser physiquement pour supporter. Parfois, je crois avoir trouvé, et je rentre chez moi en courant. Oui, parce que je n'écris plus à la main, figurez-vous, il me faut désormais un ordinateur. Je m'y suis mis par mégarde, pour répondre à une lettre de mon fils et, depuis, ce truc m'est devenu indispensable. C'était une longue réponse, j'ai même cru à un moment que tout le livre allait venir. Mais non. Je ne sais pas où il est ce livre. Quelque part derrière ce que j'expliquais à mon fils, sans doute, ou dissimulé dans certains propos que je tiens à Hélène. Et donc, je cours jusque chez moi, tellement excité de tenir un début. Tellement excité, vous ne pouvez pas imaginer. Et puis mon enthousiasme fond au fil des phrases et, bientôt, ou le lendemain matin en me relisant, je vois combien ce que j'ai fait est petit, médiocre, comparé à ce que j'ai en tête.Hélène, mon fils, vous, Curtis, êtes évidemment les personnages de ce livre. Mais également mes trois filles et mes neuf frères et soeurs dont je suis pratiquement sans nouvelles. Également mes parents, dont la mort n'a rien réglé. Également ma première femme, Agnès, et l'invraisemblable gourou qui a su la séduire. Comment Agnès, que j'ai connue si perspicace, a-t-elle pu se laisser avoir par les bobards de ce crétin? Je vous le demande au passage, Curtis, puisque Agnès n'est pas une étrangère pour vous. Quand nous nous sommes rencontrés, vous et moi, je vivais encore avec elle. Quand vous avez publié mon premier roman, elle m'a accompagné à la télévision. Vous vous en souvenez? Elle était même assise à côté de vous, dans le public. Après l'émission, nous sommes allés dîner tous les trois et, le lendemain, vous m'avez laissé entendre qu'elle avait passé la soirée à m'envoyer des vannes. J'étais étonné, je n'avais pas remarqué.Vous voyez, je pense à Agnès, et aussitôt tout me revient. Les sentiments sont intacts, rien ne meurt en nous. Pourtant, cette nuit, c'est auprès d'Hélène que j'ai dormi et, hier soir, en la regardant téléphoner en fumant sa cigarette, je me suis retenu d'aller subrepticement lui caresser le visage. Je viens par-derrière, vous savez, de l'air du type qui pense à autre chose, j'effleure ses tempes, ses pommettes, les ailes de son nez, et puis la ligne tendue de son menton, et puis son cou aussi. Elle me laisse faire, elle ne sait pas combien je suis bouleversé. Aucun visage ne m'a jamais mis dans une telle émotion, Curtis, et cependant il n'a pas effacé celui d'Agnès. Je me dis que je devrais passer mes journées à contempler Hélène puisque chaque frémissement d'elle me fait accélérer le coeur, et qu'au fond le temps nous est compté. Dans dix ans, dans vingt ans, je serai mort, et je ne pourrai plus profiter de cet enchantement. La vie nous donne le désir constant de posséder l'autre, mais elle ne nous en offre pas les moyens techniques, vous l'avez certainement remarqué. À la réflexion, c'est une bonne idée, ainsi jusqu'au bout nous courons après ce rêve impossible.Quand Agnès est partie avec son beatnik, la course s'est brusquement interrompue pour moi. Mon plus grand chagrin est venu de là, Curtis, de cette interdiction qui m'était soudain faite d'espérer un jour posséder Agnès. Je la prenais beaucoup en photo, et je tapissais les murs de mon bureau de son visage. Nous habitions, à l'époque, une ancienne maison de garde-chasse en lisière de la forêt d'Ermenonville. Quand Agnès a attendu notre premier enfant, ce fils dont je viens de vous parler, qui m'écrit beaucoup aujourd'hui, elle a voulu que je la prenne nue, dans la lumière frisante de l'automne à Ermenonville. Je ne sais trop que penser de cette photo que j'ai là, sous les yeux. Tandis que celles de son visage me ramènent à mon amour intact, je devrais dire mon espoir intact, celle-ci me plonge dans une extrême confusion. Je ne peux pas échapper au corps plein d'Agnès, à son ventre, à ses seins gonflés. Ils me rappellent mon éblouissement du moment, mon envie inavouable de la caresser, de la respirer encore et encore, comme si l'enfant, en elle, non seulement n'avait pas assouvi mon désir, mais l'avait décuplé. Et cependant, sans doute parce qu'elle est nue, me reviennent ses réflexions lorsqu'elle a découvert certaines extravagances érotiques avec son improbable barbu. Pourquoi me les racontait-elle? Je mentirais si je prétendais ne pas le savoir. Je vous le dirai plus tard, Curtis, il n'y a rien d'urgent, et vous verrez, cela était inscrit dans notre histoire dès les premiers mois.