©Géraldine Bruneel
Chez Julliard, Yasmina Khadra a publié: « Les Agneaux du seigneur» (1998), «À quoi rêvent les loups» (1999) et «L’Écrivain» (2001).
Avec humour, lucidité et courage, Yasmina Khadra nous donne ici l'un des textes les plus surprenants de ces dernières années.
Lorsqu'en janvier 2001 Yasmina Khadra publie L'Écrivain et révèle sa véritable identité - il est commandant dans l'armée algérienne et s'appelle Mohammed Moulessehoul -, il ne s'attendait pas à devoir...
Lorsqu'en janvier 2001 Yasmina Khadra publie L'Écrivain et révèle sa véritable identité - il est commandant dans l'armée algérienne et s'appelle Mohammed Moulessehoul -, il ne s'attendait pas à devoir rendre des comptes sur son passé d'officier supérieur.
Yasmina Khadra a décrit mieux que quiconque les mécanismes de l'intégrisme qui menace...
Lorsqu'en janvier 2001 Yasmina Khadra publie L'Écrivain et révèle sa véritable identité - il est commandant dans l'armée algérienne et s'appelle Mohammed Moulessehoul -, il ne s'attendait pas à devoir rendre des comptes sur son passé d'officier supérieur.
Yasmina Khadra a décrit mieux que quiconque les mécanismes de l'intégrisme qui menace notre monde et des organisations politico-financières qui détruisent son pays. Pourtant on lui demande de renier une institution dont il explique justement dans L'Écrivain le rôle capital qu'elle a joué dans son existence.
Face à cette déconvenue, Yasmina Khadra a réagi en écrivain. Sans aigreur ni amertume, il a choisi de raconter son désarroi à ses lecteurs, les seuls interlocuteurs qui lui paraissent dignes de le juger. On croise dans son livre Nietzsche, Kateb Yacine, ses maîtres de toujours. Mais aussi ses propres personnages qui le persécutent : Zane, l'abominable nain des Agneaux du Seigneur, Salah l'Indochine, l'immonde recruteur du GIA d'À quoi rêvent les loups et le regretté commissaire Llob.
Et surtout, au-delà de la confrontation avec la réalité du monde de l'édition jusque-là un peu mythifié, Yasmina Khadra se retrouvera face au commandant Moulessehoul. Lequel lui rappellera que, dans le jeu cruel qui a opposé le militaire et l'écrivain, il n'est pas facile de savoir qui a eu le plus à perdre.
Chez Julliard, Yasmina Khadra a publié: « Les Agneaux du seigneur» (1998), «À quoi rêvent les loups» (1999) et «L’Écrivain» (2001).
Longtemps, j'ai jalousé les écrivains. Je ne médisais pas de leurs œuvres, ne contestais pas leur talent. J'étais seulement jaloux de leurs chances. Ils étaient libres, voyageaient, prenaient leur bain de foule au gré des signatures, profitaient pleinement, me semblait-il, de leur bonheur et de leur succès tandis que je n'étais même pas autorisé d'aller recevoir les prix littéraires que l'on me discernait. J'étais tellement jaloux qu'à chaque fois que je m'emparais d'une rame de papier et d'un stylo à bille, je cherchais d'abord à leur en mettre plein la vue, à leur prouver que ma défaveur n'étendait pas ses frustrations jusque dans mon «génie», que j'étais capable d'autant de créativité que n'importe quel auteur privilégié. Alors, j'écrivais, écrivais. La rage au ventre. Le mors aux dents. La tête semblable à une aurore boréale. Aussi sourds aux choses alentours qu'un forgeron… Ma rage se prolongeait dans une éruption volcanique lorsque, à bout de souffle et au bout du compte, je débouchais sur un texte lamentable, si médiocre que je n'osais le relire sans risquer de perdre l'estime que j'avais de moi. J'étais doublement malheureux. J'avais honte. Un jour, ne supportant plus mes dépressions, ma femme m'a dit: «Ne cherche pas à être le meilleur. Essaye seulement de donner le meilleur de toi». Dans le mille. C'était exactement cela. Ma femme avait mis le doigt là où le bât me rongeait. L'origine du dysfonctionnement qui caractérisait mes errements était enfin localisée. D'un coup, mon équilibre mental a retrouvé ses marques, son point d'appui. Plus besoin de se couvrir de ridicule en cherchant ailleurs ce qui était à portée de ma main: ma vérité – celle qui ne se détourne pas quand je la coince dans une glace, qui se confond en excuses lorsque c'est moi qui faute. En m'éveillant à moi-même, j'ai conjuré mes vieux démons. Par pelotons entiers. Sans exception. Je savais désormais ce que je voulais, ce dont j'étais capable et ce à quoi il me fallait renoncer au plusvite. La notoriété me trouva sur mes gardes, fier de mon parcours, mais sobre. Je n'étais pas insensible aux frissons de l'ivresse cependant, il m'importait de mettre un peu d'eau dans mon vin. Gogol veillait au grain. Pas assez, me diriez-vous. La preuve, cette stupéfiante initiative : pour la première fois de ma vie, je pris une décision. La plus difficile. La moins évidente. Lâcher ce que je tenais fermement entre les mains pour traquer une volute de fumée; quitter TOUT – l'uniforme, ma carrière d'officier, ma famille, mon pays – pour un vieux rêve d'enfant… Avais-je hésité, douté un seul instant? Je l'ignore. J'étais comme catapulté à travers des vergers fantasmagoriques, virevoltant au milieu d'une noce de couleurs et de senteurs capiteuses, tantôt bulle étincelante, tantôt hymne personnel… Déroutant! Le soldat Mohammed, depuis longtemps résigné, que l'on croyait définitivement forgé dans un maillon de ses propres chaînes, soulevait la montagne comme soulève la poussière sous ses sabots un étalon ébloui par l'horizon: ses bouquins se donnent en spectacle sur les étals des librairies! Mais qui se souvient des huit années qu'a mis mon premier livre à paraître chez l'Enal, qui peut imaginer le calvaire de cette interminable attente lorsque chaque nuit je dormais avec l'espoir de me lever le lendemain, mon recueil de nouvelles entre les mains. Et après combien de rejets? Et quels rejets! La virulence qui caractérisait les rapports du comité de lecture algérien me laissait perplexe. Certes la pauvreté de mes textes était manifeste, mais rien, à mon sens, ne justifiait une telle véhémence. Longtemps je m'étais penché sur une note de lecture qui concluait ainsi un énième refus : «L'auteur de ce manuscrit est purement et simplement un sadique». J'ai cherché, dans mes agissements de cadet indocile, une quelconque cruauté; hormis l'immense chagrin d'un gamin qui vivait très mal le désistement de ses parents, nulle part de méchanceté. A aucun moment, je n'avais soupçonnéle fait de raconter une histoire capable de susciter des inimitiés. A l'époque, l'Algérie sortait d'un long cauchemar colonial, ce qui m'autorisait à croire que les ambitions étaient permises. A mon âge adolescent, cadenassé dans mon cantonnement militaire, j'ignorais qu'un parti unique s'ingéniait à assujettir les consciences et les esprits. La langue de bois fleurissait aux quatre saisons, et malheur aux braconniers! Un rapide coup d'œil sur la condition des intellectuels du pays m'apprit qu'entre l'hérésie et le sacrilège, la littérature s'érigeait en bûcher. L'anathème frappant Mouloud Mammeri, la marginalisation de Kateb Yacine, l'indifférence assassine à l'encontre de Mohammed Dib et le bannissement du chantre de la nation Moufdi Zakaria étaient des mises en demeure stricte à l'adresse des jeunes plumes. Les «zaïm» ne badinaient pas; les mots avaient leur antidote, le moindre lapsus débouchait sur des interrogatoires ou finissait en prison. L'idée non conforme à la pensée unique fulminait comme un blasphème; la réaction du Pouvoir s'inspirait des déferlantes cycloniques pour noyer le poisson. Sauf le poisson rouge, attendrissant de fragilité, bien à l'abri dans son bocal en cristal. Je pris conscience des deux revers du livre algérien. D'un côté, les indésirables incarnant, aux yeux des potentats, la subversion anti-révolutionnaire; de l'autre, les dactylographes du sérail, identifiables à leur chauvinisme excessif et à l'indigence de leur talent, élevés au rang de gardiens du Temple pour nous instruire au culte des leaders, à la chasse aux sorcières et au bivouac des autodafés. Qu'est venu chercher, dans ce cirque, un bidasse? Que s'efforce-t-il de prouver? Qu'il est plus habile que les courtisans ou plus fous que les prévaricateurs? Ni l'un ni l'autre; je voulais écrire. Mais comment écrire sans offenser les dieux? En les ignorant. Tout simplement. Il fallait le faire. Je l'ai fait. Je débarque donc en France, ma muse en bandoulière, les yeux plus grand quele sourire. Je n'ai pas peur. Mon ombre est avec moi. Le cœur sur la main, la source dans l'autre poing, je suis confiant. Douairière hypocondriaque, Paris m'accueille froidement, l'éventail expéditif, les yeux hérissés de faux cils. Elle est irritée de me voir, tel un cheveu dans la soupe, fausser son festin de fin d'année qu'elle comptait célébrer dans la stricte intimité, avec juste ce qu'il faut de courtisans pour remettre la valetaille à sa place. Le chignon plus haut que les nuages, la robe plus vaste que la grisaille de janvier, elle feint de caresser son pékinois pour ne pas avoir à me tendre la main pourtant gantée de soie jusqu'au coude. Ma première nuit en France, Kateb Yacine est venu me voir dans mon sommeil. Il portait un bleu de Shanghai décoloré et des sandales en caoutchouc. Une barbiche effilochée – qu'on ne lui connaissait pas – tempérait l'agressivité de son menton. Il ressemblait à Ho Chi Minh, sauf que cette fois-ci, il s'en fichait. Ses soucis peuplaient son regard. L'air de l'Eden semblait ne pas lui convenir. Peut-être était-il peiné de ne pouvoir aller tenir la main aux pauvres diables en train de rôtir au fin fond de la Géhenne. Mais les instructions sont sans appel: tous les écrivains vont aux paradis puisque, vivants, ils portent l'enfer des hommes. Ses mains osseuses me saisissent par les épaules, me secouent comme une tirelire. – Qu'es-tu venu chercher par ici, Yasmina Khadra? Ce que ni moi ni Mohammed Dib n'avons point trouvé? (La colère le laminait; sa figure tressautait de dépit). Penses-tu que nous ayons manqué de foi ou de pot? Que dalle, mon grand. Nous avons seulement manqué de discernement. Il n'y a rien pour toi, ici, hormis le fiel qui m'a achevé et l'amertume qui grignote méthodiquement Dib par la plante des pieds. A Paris comme à Marseille, en Haute-Savoie ou en Normandie, tu ne seras que ce qu'ils veulent que tu sois: un apatride du verbe, sans statut et sans papiers, perclus aux portes blindées de l'affranchissement. Pour eux, tu n'es pas un talent; tu es une curiosité qui s'estompera d'elle-même dès qu'on l'aura assez vue. Détrompe-toi, les clairons qui cadencent ta parade sonnent le glas de ton lendemain. Tu n'es qu'un fait divers, un fétu de paille qui s'éteint aussitôt flambé. Ce que tu écris est lettre morte. On ne retient que les leçons qui arrangent. Foulée aux pieds, sans repères ni légitimité, la culture bannissement est un vice de forme. Elle se croit contrainte de se prostituer pour survivre. Il faut bien sauver la face quand on a perdu son âme. Or, tu n'es pas le genre à baisser la culotte. Audace qui te coûtera la peau des fesses, de toutes les façons. Ici, on n'aime pas les dieux qui viennent d'ailleurs. Surtout ceux qu'on n'a pas sifflés. De ces dieux qui se font tout seuls, on les relègue au rang des charlatans. Ils exécuteraient des miracles à chaque coin de rue que ce ne serait qu'un folklore de souk. A la manière des cracheurs de feu, ils amusent un instant et intriguent le plus souvent… Tu n'es pas chez toi, ici, encore moins dans ton élément. Mais ce n'est pas à la France que tu dois t'en prendre. Ton malheur vient de ton pays qui n'a pas su te mériter. – Non, cheikh, lui dis-je en desserrant ses doigts. Ce ne sont pas les mêmes vents qui nous ont poussés jusqu'ici, ni les mêmes sirènes qui nous ont détournés. Je n'ai ni revanche à prendre, ni défi à relever. Et les revendications m'effraient autant que les incantations. Je ne suis qu'un pèlerin qui va là où portent ses prières. Je ne vis pas d'aumônes, ne lis pas dans les mains. Mon bonheur est en moi; ma gloire est de ne rien exiger de personne. Toute la différence est là, cheikh. Tu es venu chercher quelque chose; moi, je suis venu chercher quelqu'un.