J'avais une femme, deux enfants, une situation en or et un cancer des poumons. Sans hiérarchie. Certes le cancer était plus radical, mais il hantait ma vie depuis moins longtemps que ma famille ou mon travail.
Après un tel constat, je restai dans la cuisine un matin de l'hiver dernier, à contempler mon œil au fond d'une tasse de café tiède. Je n'étais pas fumeur malgré de nombreuses tentatives à l'adolescence. Je n'étais pas buveur non plus, car l'abandon de soi me rassurait à peu près autant qu'une baignade dans les quarantièmes rugissants. Je confessai par contre un goût prononcé pour les œufs à la mayonnaise. Pour cuire un œuf dur il n'est pas nécessaire de connaître la température de coagulation de l'albumine, mais pour la mayonnaise il faut pratiquer. Et je m'y étais employé dans n'importe quelle circonstance. J'aurais pu la réussir en apesanteur. J'avais calculé que j'avais avalé près de trente-cinq mille œufs depuis ma naissance. Si par hasard mes pas me conduisaient dans une ferme, j'évitais le poulailler, de peur des représailles.
Pour cette raison, j'avais toujours pensé que mon délabrement s'amorcerait par le secteur cardiovasculaire. Un doctorat en nanotechnologie, deux ou trois diplômes introuvables en France sur les applications d'ingénierie moléculaire, et un poste de conférencier qui m'occupait trois fois l'an, à l'université d'Ottawa, s'ils faisaient bonne figure sur un CV, ne constituaient pas des atouts majeurs contre l'hypercholestérolémie et les poignées d'amour.
Tout avait commencé par une toux d'irritation, irrégulière au début, mais persistante, et l'apparition d'une légère fièvre. Un jour, un aster écarlate était venu décorer mon mouchoir. Je m'étais inquiété et grâce à une complicité dans la place, j'avais pu consulter un spécialiste sans passer par la case « médecin traitant ». Une semaine plus tard, le pneumologue m'enfilait un tube dans les poumons. Le fibroscope avait pratiquement le diamètre d'un tuyau d'arrosage et j'avais eu le sentiment qu'on m'enfouissait un boa dans le gosier. Le comble pour un professionnel de la miniaturisation. Puis le tranquillisant avait fait son effet et j'avais laissé le reptile labourer mes poumons.
À la fin, lorsque j'avais commencé à émerger, j'avais remarqué l'air soucieux du toubib. J'étais encore ensuqué, mais j'avais demandé :
? Avez-vous vu quelque chose… docteur ?
? Une image assez inhabituelle, m'avait-il répondu… alors j'ai pratiqué un prélèvement de principe… mais ne vous inquiétez pas… a priori, ça ne présente aucun caractère de gravité…
Puis il m'avait tendu la main. J'avais pensé que c'était pour me la serrer, en un geste pétri d'humanité. Non, c'était pour attraper ma carte Vitale et ajouter dans la foulée :
? Ça fera cent treize euros… en chèque ou en espèces. On pratique le dépassement d'honoraires sur les consultations du matin…
Il m'avait fallu recevoir, la veille, le résultat de l'analyse de la biopsie pour comprendre qu'en langage de spécialiste notre conversation avait une autre signification :
? Avez vous vu quelque chose… docteur ?
? Oui, une véritable saloperie… probablement mortelle… J'ai pratiqué un prélèvement, mais je ne m'attends à rien de bon… À mon avis vous devriez téléphoner à votre veuve pour lui dire de transférer tout le pognon du compte joint à son compte perso… À propos, ce serait aussi bien de me régler en liquide, parce qu'avec tous les frais d'avocat, on ne s'en sort plus… J'aurais mieux fait de choisir la grande distribution, ce sont des professions qui rapportent aujourd'hui…
Je m'étais rué sur Internet où j'avais obtenu la confirmation du caractère redoutable du carcinome anaplasique à petites cellules. Le traitement se composait d'une amputation du poumon atteint, d'une radiothérapie à des doses approchant celles délivrées sur la population d'Hiroshima, et de plusieurs semaines de chimiothérapie qui allaient me laisser chauve et vomissant comme un chat après la purge. Les spécialistes les plus pointus se chamaillaient pour savoir par laquelle des trois méthodes ouvrir le bal. Avec tout cela, mon espérance de survie à un an flirtait avec les cinq pour cent. Sans compter les mois de souffrance. Et le risque de récidive sur le poumon restant. Formidable.
En définitive l'accès libre pour des jeunes à des sites pornographiques n'est pas la pire critique que l'on puisse formuler à l'encontre du Net. Non. La délivrance crue de la vérité est au moins aussi obscène pour nombre d'adultes.
Je parcourai également quelques statistiques où il apparut que le carcinome pulmonaire constituait la première cause de mortalité dans la population masculine et qu'il était en passe de détrôner son cousin du sein chez les femmes. J'étais ravi de l'apprendre. On se sent moins seul. C'est un peu comme le passage à l'an 2000. C'est une chose qu'on ne vit qu'une fois. Autant la partager avec ses semblables.
Le 31 décembre 1999, nous nous étions rendus à Barcelone, Élisabeth et moi. Sans les enfants. En amoureux. Nous avions migré avec deux cents mille des nôtres le long des Ramblas, jusqu'à la place de Catalogne, où, agglutinés, serrés comme les membres d'un même corps, nous avions entonné le compte à rebours en buvant du champagne au goulot. Je l'avais étreinte encore longtemps après la fin du siècle.
Je laissai mon regard dériver sur la photo fixée sur la porte du frigo par des magnets coccinelles.
On y distinguait quatre spécimens de l'espèce. Deux adultes et deux enfants, en maillot de bain, des tasses à café à la main, au bord d'une rivière. La prise de vue datait d'un pique-nique, du temps où nous nous pique-niquions. À considérer nos mines replètes et insouciantes, rien ne laissait envisager que la fragilité de la condition humaine puisse un jour déranger notre repos. Les interrogations métaphysiques n'étaient pas le fort de notre famille.
Ma fille par exemple, Manon. À peine levée, elle allumait son ordinateur et réussissait l'exploit de communiquer avec les siens une journée entière sans utiliser plus de dix mots. Elle appartenait à une espèce mutante qui devait autant à la fougère, pour la coiffure, qu'à la bactérie, pour le langage. La dernière fois que j'avais osé m'aventurer dans sa chambre, j'avais aperçu ses ongles vernis noirs courir si vite sur les touches du clavier qu'on aurait dit une ruée de cafards ivres. À l'évidence, la question de sa propre finitude devait la déranger à peu près autant qu'une puce sur le dos d'un TGV.
Quant à mon fils, son univers ultraconformiste avait pour canon le catalogue Habitat.Il s'y abîmait des journées entières à la recherche d'un couvert à salade, avant d'en référer à sa fiancée, qui elle-même lui soumettait une proposition de vase soliflore. La préparation de leur mariage semblait avoir digéré son cerveau. Sinon, Baptiste passait une partie de son temps libre à comptabiliser les points retraite acquis depuis son premier stage rémunéré, et venait d'ouvrir un PERP sur lequel il virait quinze euros par mois. La seule manière de l'intéresser à la question de la mort était de lui lire un extrait du Journal officiel concernant la législation en matière de droits successoraux.
Enfin, Élisabeth, ma femme, se considérait proprement immortelle. Elle était peintre et tutoyait la postérité comme si elles avaient été dans la même classe de CP. Lors de l'exposition rétrospective que venait de lui consacrer le musée de Grenoble, j'avais vu des centaines de visiteurs se pâmer devant des toiles qui évoquaient pour moi des mouchoirs souillés par un géant très enrhumé. J'en produisais autant chaque hiver et il ne me serait pas venu à l'idée de faire défiler mes voisins devant un tel spectacle.
Je hochai la tête. Ma décision était prise. Je n'avais pas envie d'en baver pendant des mois. On accepte la douleur, on espère guérir, si on a quelque chose à gagner. Mais en l'occurrence, un panier garni ou un canard vivant à la tombola du 15-Août avaient plus d'intérêt.
Je ne témoignais d'aucun courage particulier. Je n'étais pas balayé par le désespoir. J'avais aimé la vie sans ignorer qu'il me faudrait un jour m'en séparer. On ne gagne rien dans l'évitement. Je me projetais dans un futur proche en trouvant la moins pire des solutions au problème qui m'était posé. Les sciences m'avaient habitué aux expériences de pensée et à produire du concret à partir de l'abstrait. Et puisque telles étaient les circonstances, j'allais en profiter pour dire ce que je n'avais jamais osé dire et faire ce que je n'avais jamais osé faire.