RÉSUMÉ
Le dimanche 4 août 1968, comme tous les dimanches à 14 heures précises, doit avoir lieu un événement attendu de tous à Mormédy : la rituelle promenade dominicale d'Abraham Steinberg dit Bram et de son épouse Esther, ci-devant propriétaires de la prospère Quincaillerie générale.
Le couple s'est installé huit ans plus tôt avec ses deux filles aujourd'hui adolescentes dans cette petite commune des Ardennes belges. Cette installation ayant coïncidé avec l'indépendance du Congo, une légende tenace voit depuis lors en Bram un ancien colon, ce qu'il n'est aucunement. De même, une autre rumeur prétend que son épouse Esther est juive et que c'est pour cela qu'elle est si belle, alors que sa famille est en réalité tout ce qu'il a de plus flamande et chrétienne…
Bram, en revanche, est juif, mais nul n'y prête attention. Lui non plus, d'ailleurs, qui se revendique athée : Dieu l'a assez puni pour qu'il n'ait plus la force de croire en lui. Le 4 août est, en effet, depuis plus de vingt-cinq ans un cap difficile à passer pour Bram. C'est à cette date, en 1942, que sa famille a été déportée, lui seul échappant in extremis à la mort pour avoir demandé au moment le plus opportun à se rendre aux toilettes et s'être ainsi soustrait aux griffes de ses bourreaux…
Or, en cette matinée du 4 août, la vie du couple Steinberg, fondée sur une entente des plus harmonieuses, est tout prêt de basculer ; la faute à ce maudit 4 août qui ne laisse jamais Bram en paix, bien sûr, mais également à une mystérieuse lettre anonyme ainsi libellée : « Abraham, Ta femme te file entre les doigts ! Tu as des yeux et tu ne vois pas. L'unique qui ait pitié de toi. »
Jouissant ordinairement d'une santé de fer, Bram doit soudain s'aliter, affaibli au point de prier Esther de déroger à la sacro-sainte promenade dominicale ? événement qui ne tarde pas à mettre le feu aux poudres à Mormédy ! Bientôt, le sujet de conversation est sur toutes les lèvres. D'Achille Lefgot, l'aubergiste du Sanglier ardennais, à Leopold Gaillet, l'horloger dont l'échoppe jouxte la Quincaillerie générale, de Jean Menupas, l'imprimeur, à Lucien Stilman, l'apothicaire, chacun a son avis sur la question.
Alors qu'ordinairement, « l'alerte du 4 août » passée, la vie de Bram reprend son cours normale, il n'en va pas de même cette fois. Dès la réouverture du magasin, le lundi matin, l'affable et courtois commerçant est d'une humeur massacrante. Willibrord, son apprenti aux yeux vairons, est le premier à en faire les frais, puis c'est au tour de ses amis de l'association des commerçants de Mormédy d'essuyer le courroux de Bram. La raison de ses emportements ? Davantage par sollicitude que par curiosité, tous s'enquièrent de la santé… d'Esther, persuadés que c'est elle, et non son mari, qui est souffrante.
Il est vrai qu'Esther a, depuis quelques jours, un comportement insolite. Pourquoi se rend-elle en secret à la boîte aux lettres et à l'auberge du Sanglier ardennais ? D'aucuns assurent aussi l'avoir vue à la pharmacie de Mormédy en train de se procurer la toute nouvelle pilule contraceptive dont les médias ne cessent de parler… Cependant, Esther affecte de faire comme si de rien n'était, passant des heures dans la chaise longue du jardin à lire L'Idiot de Dostoïevski. Son héros, le prince Mychkine, ressemble beaucoup à Bram : sans famille, d'une profonde bonté, incapable de faire le mal en même temps que ronger par un mal mystérieux.
Au motif qu'« on a beau vivre ensemble, on ne sait jamais vraiment ce qui se passe derrière le front de l'autre », Bram se résout à se rendre à Anvers pour consulter le rabbin, comme le faisait son père en cas de problème grave. « Pensez-vous que ma femme me trompe ? » demande-t-il au religieux. Pour en avoir le cœur net, celui-ci suggère d'avoir recours aux eaux amères évoquées au chapitre 5 du livre des Nombres : mêler à la nourriture d'Esther une mixture réalisée à partir de la lettre anonyme reçue par Bram, le mélange étant censée agir comme un révélateur de la culpabilité ou non de son épouse.